On en parle : l’orthorexie

L’orthorexie était au sommaire du dernier colloque de l’OCHA. Le terme, contraction de « orthos » : droit, juste, et de « orexis » : l’appétit, définit un comportement obsessionnel lié à la quête d’une perfection alimentaire. Le phénomène de l’orthorexie a fait l’objet d’un certain « buzz » que je croyais essoufflé, à l’instar de ce journaliste qui me demandait s’il s’agissait d’un vrai problème ou d’une mode. J’ai invité Tristan Fournier, sociologue, à se joindre à moi pour y répondre au travers de ce post.

La réponse dépend beaucoup du point de vue que l’on adopte. Steven Bratman, médecin adepte de thérapies alternatives, est le « découvreur » de l’orthorexie. Son livre « Health food junkies », publié en 2004, a donné une visibilité à ce qu’il définit comme une « obsession malsaine ». Bratman établit des parallèles avec les troubles du comportement alimentaire et propose un test de dépistage. Il est resté assez seul dans sa quête de légitimité : de rares études ont tenté de définir le phénomène et de valider des outils de mesure, mais pour l’heure, l’orthorexie n’est pas considérée comme une pathologie.

Les rares publications scientifiques indiquent que l’orthorexie semble être la manifestation d’un trouble anxieux. Les patients interrogés dans l’étude de Rangel et al.1 se disent dépassés et perdus face aux recommandations nutritionnelles, et manifestent une grande anxiété quant aux choix à opérer pour manger sainement. Les résultats de Donini et al.2 indiquent également un sentiment de peur important chez les « orthorexiques ».

Les orthorexiques (auto-proclamés) eux-mêmes semblent assez divisés. L’enquête sociologique3 présentée à l’OCHA a identifié deux « camps »: ceux qui se revendiquent comme malades et souffrent intensément de leur trouble, et les autres. Les premiers démontrent des troubles obsessionnels et anxieux, voire des caractéristiques proches de l’anorexie mentale. Les seconds, fiers et convaincus de la justesse de leurs comportements et choix alimentaires, manifestent une grande rigidité quant à l’application de leurs règles diététiques, ce qui les coupe souvent de la commensalité.

Certains se hâtent de juger cette absence de convivialité comme malsaine et nous nous demandons pourquoi. Est-ce réellement une maladie que de préférer manger seul-e afin de choisir, en toute autonomie, la qualité et la quantité des aliments ? Faut-il nécessairement voir de l’égoïsme ou même l’expression d’une déviance dans la décision d’échapper à la pression sociale de manger comme les autres et autant que les autres ? Cela constitue-t-il un risque (autre que moral) ou est-ce simplement la réponse à la « nutritionnalisation » de l’alimentation amorcée depuis plusieurs décennies ? Est-ce donc si grave de manger seul ?

Nous n’avons pas de réponse définitive. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que l’orthorexie, la vraie, celle qui fait souffrir, est un symptôme d’un trouble anxieux qui peut-être traité. Nous sommes très perplexes quant à l’étiquetage vaguement moralisateur qui est donné aux personnes soucieuses de leur santé. Si l’acte alimentaire est indiscutablement impliqué dans un nombre important de mécanismes sociaux (création et entretien des liens sociaux, construction et affirmation des identités culturelles par exemple), les liens entre commensalité et santé restent ambivalents d’un point de vue strictement nutritionnel4,5.

Force est de constater qu’il est parfois extrêmement difficile d’appliquer les recommandations nutritionnelles lors de partages alimentaires. Qui n’a jamais regretté de ne pas avoir amené un casse-croûte dans certaines réunions, lorsque le choix se restreint à viennoiserie ou viennoiserie ? Doit-on pour autant être catégorisé d’orthorexique? Il serait utile d’apprendre à distinguer ce qui relève de l’orthorexie de ce qui n’en relève pas, et surtout de mesurer scientifiquement les effets sociaux et nutritionnels de la commensalité ou de son absence.

1Appetite 2011; 58:124-132. Diet and anxiety. An exploration into the Orthorexic Society.

2Eat Weight Disord 2004;9:151-7. Orthorexia nervosa: a preliminary study with a proposal for diagnosis and an attempt to measure the dimension of the phenomenon.

3Camille Adamiec, Université de Strasbourg. L’orthorexie: quand manger sain devient une obsession.

4Sobal J, Nelson M.K. Appetite 2003:41:181-190. Commensal eating patterns: A community study.

5Fournier T. Sciences sociales et santé 2012 (in press). Suivre ou s’écarter de la prescription diététique. Les effets du « manger ensemble » et du « vivre ensemble » chez des personnes hypercholestérolémiques en France.

Portrait du Dr Maaike Kruseman

Dr Maaike Kruseman

Dr Maaike Kruseman est spécialiste du maintien de la perte de poids. Elle a étudié le phénomène durant plusieurs années, notamment dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’Université de Lausanne (Suisse). Elle est également experte en nutrition du sport, domaine qui la passionne tant dans sa vie privée que professionnelle.